dimanche 17 août 2014

Digression : Tabu, Dana

Chanson d'automne, Erté.
 

      Un parfum qui a traversé nos vies et resurgit, par hasard sur un inconnu ou volontairement sur notre peau, devient un véritable juke-box à souvenirs, tout le film et les émotions reviennent, intacts, palpables... Rien de nouveau finalement, cette évidence nous la connaissons tous. Mais un jour j'ai été prise au dépourvu :

      Un Parfum qui n'avait jamais traversé ma vie a réussi à me plonger au cœur d'une explosion de souvenirs, d'une époque un peu folle. Je ne l'avais jamais senti avant et pourtant, les lieux, les gens, les musiques, les couleurs, les goûts, les corps, tout était là. Les sentiments, les émotions, les humeurs de ces jours se sont alors nichés au creux de mon ventre avec une tendresse assez hallucinée pour le nouer délicatement... Un effet schizo doux, de l'autre coté du miroir sans pour autant le traverser, un tour de magie aux saveurs de poudre sans silicone.
     Ma première réaction ? Un vague scepticisme mêlé d'un vaste sourire. J'ai cherché une personne à qui pouvoir raccrocher cette impression. A qui cela pouvait-il me faire penser ? Je peux citer le parfum d'une dizaine de proches de cette période là et recomposer leur odeur... Justement personne. Et de toute façon ce parfum, Tabu, ne sent pas une personne. Ni même le fameux " ça me fait penser à Truflon sur Borgne, à cause du miel de la vieille ruche du vieux Lodia qui patatitata... " . Ce n'est pas non plus l'odeur " des pies de Granny " ni " le truc qu'on met dans le machin " . Non, Tabu n'est ni une personne ni une évocation. Il est tout simplement l'odeur d'un bout de ma vie. Tout comme l'on peut dire j'avais les cheveux bleus à cette époque, j'avais quinze ans, les royales étaient parfumées à l'anis ou à la pêche et l'abonnement internet se prenait au forfait 5h/mois, je peux dire que ma vie sentait Tabu de Dana... Et c'est terriblement étrange. Comme si le chemin du souvenir olfactif se faisait à l'envers, un calque parfait qui n'a jamais connu l'original, de quoi me prendre les pieds dans la théorie des cordes et tomber dans un trou de ver...

     Entre mon bout de vie et la légende de Tabu, de troubles conclusions pourraient poindre : le parfum interdit, défendu, celui qu'une putain voudrait porter. Voilà l'atmosphère voulue pour ce parfum créé en 1932 par Jean Carles, qui sait fort bien jouer de cette image puisque qu'en 1937 suivra Shocking, pour Schiaparelli.
     J'ai différentes formules et concentrations vintages (facilement trouvables), et aussi une plus ou moins actuelle. Bien que cette dernière version ne soit pas à bouder (je devrais peut être vérifier en fait...), je parle ici d'une cologne du début des années 60' car c’est elle ma machine à remonter le temps :

      Le voyage commence au milieu d'une macération d'épices assez épaisse : cannelle, muscade et clou en majesté. Plutôt compacte, cette décoction sur lit de patchouli pourrait se prendre pour une mélasse lourde si elle n'était éclairée d'une douce orange zestée de bergamote. Ce départ me fait toujours un peu peur : durant quelques minutes, un fantôme de soda réduit, collant et sucré apparaît, un fruit compoté entre framboise et prune jouant les bonbons à la gomme au fond du verre... C'est tellement éloigné de mes codes, de mes goûts... Je me demande toujours comment avec un tel départ je peux le relier à des souvenirs. Mais pourtant la suite n'en démord pas, ça se confirme, il sent une bulle de mon passé. De la salle de bain où l'on se farde jusqu'à la soirée au fond d'une cave, pour finir dans le premier rade ouvert à 6h30 et avaler le premier café du jour avant d'aller dormir (ou d'aller en cours de philo)...
    Très vite la mare limite poisseuse (c'est exagéré oui) s'évapore. De son empreinte émanent des volutes sèches, presque arides et piquantes. Le sucré chimique devient sucre non raffiné, la cannelle s'apaise et laisse plus de place à un clou de girofle patiné, comme infusé dans un baume au miel. 
    L'intérieur du paquet de cigarettes blondes, la pochette d'encens acheté aux puces, les cheveux imprégnés d'huile au jasmin, le visage trop poudré, les fesses posées sur un vieux meuble en bois ciré. Le coeur de Tabu. Un peu fusant, un peu baumé, assez animal.
     La fumée du benjoin rend l'atmosphère trouble, la chaleur de l'ambre pulse doucement. Les vêtements s'imprègnent de clopes, la musique résonne et les corps dansent entre sueur et salive partagées, musc et civette. Une banquette en moleskine rouge déchirée offrent un peu de repos. C'est peut être sulfureux mais tout le monde s'en fiche. Un gout de transgression ? Non, juste profiter de la nuit et de la liberté qu'elle recèle.
      Tabu s'éteint lentement et conserve tout du long ce voile de benjoin, tabac et ambre, sur trame de patchouli. Il s'est couvert de traces de salive et de gouttelettes de vin de rose, il colle encore parfois légèrement de miel, mais enfin  la nuit s'achève doucement, heureuse et repue, un peu assommée aussi.

     Par moment je me dis que Tabu aurait pu n'être qu'un simple verre de Root Beer propret (une vieille trace de savon fendillé fait partie du tableau)... Je n'y vois jamais de signe hautement cul, point de culbute à l'horizon, pas de " parfum de puta ". Sans doute l'accord vanillé m’empêche-t-il d'accéder à cette révélation (qui dit vanille dit anti sexe pour moi). Mais il a ce twist sombre et provocant, cette façon de dire " me voilà, je fais ce que je veux, j'en fais trop mais il n'est pas de plaisir superflu " .


    
Vieux flyer, vieille soirée, Cave Lachapelais d'avant le Bal des vampires... Une page de vie gothique.