mercredi 26 mars 2014

Digression : Muscs Koublaï Khan, S.Lutens


   

 

     Muscs Koublaï Khan... Un nom qui m'évoque des steppes à perte de vue, des loups aux aguets, des galops à perdre haleine, une liberté furieuse, des conquêtes âpres, une richesse chatoyante. C'est sauvage et brutal, à ciel ouvert, infini... 
     Puis un jour j'ai posé le nez sur l'odeur de ce nom et au lieu d'immenses étendues farouches j'ai été invitée à pousser une porte, celle du palais du Khan, d'une yourte, d'une chambre. J'ai poussé un lourd tissu et je suis entrée :


Marylin en Theda Bara dans Cléopatre.
Photo par Richard Avedon, 1958

 


    La première fois que je l'ai senti je n'étais pas encore imprégnée de toute sa légende d'animalité sale, quelques on-dit sur le bouc bien sûr, mais rien d'assez fort pour m'emplir d'à priori... Et j'ai été bouleversée.
    Soulever le rideau m'a propulsée au cœur d'une ambiance charnelle assez terrible, baignant dans un luxe "barbare", une musique lascive posant un poignard au creux des reins, une douceur voluptueuse, une tension apaisée dont le cri est maintenant un ronronnement satisfait, un rien narquois. Muscs Koublaï Khan c'est l’alcôve du guerrier révélée : des tentures, des trésors, de la peau, humaine et de bête.

    Cette rencontre je l'ai faite en 2007, et depuis j'ai accumulé les flacons et donc les versions ! Comme Serge Lutens ne le cache pas, des reformulations ont été opéré et bien entendu je râle. Cette impression de voir un lieu pillé par chaque passant qui ôte un fil à la tenture, juste un, pas grand chose, mais pourtant le lustre se perd doucement et l'histoire de la chambre du Khan devient pâle, un souvenir qui se délave malgré la jolie tentative de conservation.
   Alors j'ai pris toutes mes bouteilles et j'ai senti ce que chacune voulait bien me raconter, j'ai croisé mes souvenirs avec les jus bien réels.
     Ici j'ai décidé de parler du plus ancien, à étiquette violette, puis d'un de 2008, de l'export 2009 et enfin d'un 2013. Pourquoi ceux là ?


De l'étiquette violette :
      Parce c'est le plus vieux de ma réserve et d'ailleurs sa tête semble un peu trop flirter avec une rose piquée mais je ne lui en veux pas, c'est une patine d'époque dirons nous !
      Immédiatement je suis drapée dans une fourrure gorgée de costus, grasse et poussiéreuse. A peine entrée dans la pièce c'est la main qui se glisse entre les fesses, sans préliminaire. Bousculée, le visage fardé d'une rose cosmétique et poudrée s'incruste dans la peau de bête. Au milieu des volutes ambrées de labdanum, la botte de cuir exhale le castoréum. Sous la semelle de la terre s'accroche encore, des racines, du patchouli.
      C'est une sensualité sauvage et fougueuse, le corps du cavalier mongol après sa course, sueur et cumin, cheval et cuir. La poussière incrustée dans les tissus... Mais c'est aussi la douceur raffinée d'onguents, de cosmétiques, sur une peau chaude, musquée. Deux univers fusionnent et ne font qu'un, peau contre peau.
      L'étiquette violette c'est ce moment là : un corps imprégné de l'autre, satisfait... Un peu de la poussière des steppes est entré dans la yourte et y a pris place.
      Un bouc ? Non certainement pas, un loup mongol...
      Magistral


De la cuvée début 2008 :
       Parce que je veux mettre le nez sur ce qui précède la révolution que sera l'export plutôt que sur le souvenir de mon premier flacon de 2007 ! Donc voici l'époque étiquette noire avec arcades.
       Une ouverture très différente, sans doute incomparable avec la tête précédente altérée. C'est beaucoup plus raide et baumé à la fois : un peu patchouli à effet chocolat/raie des fesses qui tient toute l'évolution, beurre de cacao, un brin "karité idéalisé" (celui des crèmes cosmétiques qui veulent faire oublier que le karité sent le cul, le beurre rance et le vomi). Le costus est une ombre dans un effet poussière gras. En fait une coupe de fruit cachée apparaît dans cette poussière, rien de prégnant, juste une touche.
       C'est une rose rouge, sombre et grasse de cosmétique, celui du rouge à lèvres à l'ancienne, qui prend le pouvoir, nimbée d'une base animalis superbe. C'est plus aimable, plus rond, moins sauvage... Avec une sensualité plus élaborée. Et étrangement ça sent plus les fesses ! La fourrure animale d'avant laisse place à une peau plus humaine, moins sauvage certes, moins "libre", mais bel et bien plus humainement sexuelle, une idée d'immortelle à la clef.
        L’atmosphère de la pièce est saturée et plus lourde. Labdanum, ambre et vanille sont plus présents, miellés. Plus riche, moins brutale. Plus proche de notre époque ? Une chose est sure le Khan s'est sédentarisé. Il a délaissé les bottes en cuir, seul un fin ceinturon se fait encore sentir.
        C'est un peu triste, ça ne sent plus l'épopée, la porte ne s'ouvre plus sur la steppe. Mais on s'envoie toujours en l'air dans un décor païen,  l'ombre du loup veille, juste plus sage et tranquille, aujourd'hui il jouit de ses richesses plus que de ses conquêtes.
         Magnifique.

De la sortie export 2009 : 
       Parce que je n'y ai pas cru... Lorsqu'il est sorti, encore avec l'étiquette aux arcades, je l'ai négligemment vaporisé, en passant devant un stand vite fait, histoire de sentir MKK ce jour là. Je n'avais rien derrière la tête, pas une seule pensée de reformulation à l'esprit, juste le plaisir de sentir mon parfum. J'ai alors simplement et sincèrement songé que ma peau devait être corrompue par je ne sais quoi et j'ai zappé ce moment fort désagréable de patchouli ultra raide et rêche, entouré de flotte et garni de vanille...
       Bien sur j'y suis revenue, plus d'une fois, et j'ai su que m'a peau n'avait rien à voir dans ce naufrage. Oui, c'était bien le parfum, les traits distordus, grossiers, comme si une invocation chaotique tentait de prendre corps en imitant Muscs Koublaï Khan. Une esquisse rudimentaire, un élémentaire sans force et criard. A pleurer de colère.
       Mais une occasion s'est présentée et je n'ai pas résisté à prendre un flacon... Que j'ai mis des mois à ouvrir. Et là, ô inattendu, il n'était pas laid et bien moins flingué que dans mon souvenir.
       Son départ est toujours trop patchouli peu subtil, la coupe de fruit n'est plus cachée mais bien en évidence, c'est étrange. En fait ce jus me donne l'impression de contours artificiels : tout est appuyé pour souligner le trait au lieu de laisser le contraste créer l'image. On joue sur la saturation pour créer une teinte. Le rendu est joli mais trop brutal, c'est beau mais ça manque d'âme. La patte de l'artiste est faussée, on l'a obligé à revoir sa toile, il essaie de ne pas se noyer.
        Son cœur est plus évident aussi : surjoué et lissé à la fois... Outre la sédentarisation du Khan on en arrive aux voies pavées pour nous montrer la bonne route à suivre !
        La rose est moins sombre et cosmétique, la fesse plus élégante, moins animale, moins sale... En fait non, elle n'est pas plus élégante : elle est mécanique ! Du cul qui fonctionne sans chaleur, qui connait son rôle de cul. Et la dose ambre/labdanum/vanille enrobe l'ensemble un peu trop... "Vastement".
        Tout cela n'est pas horrible ou mauvais. Ce ne sont plus les mêmes instruments qui jouent la partition mais la mélodie reste la bonne. Si j'oublie l'histoire contée autrefois alors oui il est beau.

De la mouture 2012 : 
       Parce que c'est la version la plus tardive que je possède actuellement et qu'elle boucle donc l'histoire MKK pour nez, un logo en guise d'arcades... Et je l'ai ouverte pour la première fois juste pour en parler ici !
       Une telle surprise me dessine un sourire incrédule... Vraiment ? Tout ce rose pâle, ce vert étrange, cette amande talquée, ce fruit frais, tout ça dans ce jus là ???
        Bon je recommence... C'est toujours présent mais un peu plus profond tout de même, j'ai exagéré. En revanche la première image qui me vient à l'esprit est : le jour et la nuit. Je suis en plein jour ici, c'est jeune et lumineux. Il y a une odeur de "parfum", détestable, que je n'arrive pas à définir, et du vieux powerhouse 80's éventé s’immisce dans tout ça. Il est modernisé pourtant. Ça lui donne une bouffée d'air frais, une fenêtre sur une steppe bien changée.
        Si celui d'avant était une tentative d'incarnation brutale, celui ci est une réincarnation épurée... De sexuel je n'y vois qu'une vierge se masturbant devant un poster du khan... Oui j'exagère encore mais ce contraste jour/nuit est très déstabilisant. En fait j'ai dans le nez un faux chypre qui veut faire femme.
         A l'évolution il est beaucoup plus travaillé que l'export, il gagne en finesse et maîtrise. Mais il perd toute sauvagerie. Le cul ? Hmmm, il est là et bien propre, on y glisse à peine un doigt par principe.
         C'est trop carré, on a troqué la chevauchée barbare et sexuelle contre un corset blanc un peu pervers et les fourrures sont aussi sold out que dans un film porno...
         Malgré tout le fantasme opère et si l'ombre du tigre blanc de Sibérie se mue en chaton arrogant et joueur pourquoi pas, bouder serait se priver. Et surtout vers la fin la nuit tombe et le corps redevient un peu plus libre... Muscs Koublaï Khan est bien là, il est beau.






     Ces versions je les ai senties "en même temps" dans une volonté de comparaison et ce fut très pénible !!! Je fus bien souvent la colère incarnée,  prête à éventrer des fourmis par frustration, à chouiner de dépit, à prendre un billet aller simple pour Oulan Bator et m'inscrire à un tournois de lutte... Séparément elles sont toutes des parfums que je choisirais aujourd'hui avec plaisir.
     Étrangement je trouve que c'est le passage de l'étiquette violette à la version 2008 qui est le plus spectaculaire : ce sont deux univers différents aux liens ténus, il y a tout un pan de non dit entre les deux... Toutes les autres versions sont des "déclinaisons", découlent les unes des autres, le lien est bien direct.


       Je suis tranquille avec les reformulations, les discontinuations : il n'y en a plus ? C'est moche ? Tant pis, j'ai profité, j'ai connu, j'ai vu, j'ai aimé... Il y aura d'autres choses.
      Mais là je vois bien l'ombre d'une angoisse se profiler et rire de moi : comment vivre sans ce parfum ? il faudra déjà beaucoup de tendresse pour supporter le dernier changement... Je ne veux pas le perdre.




Addendum : j'ai remis le nez sur ma version 2012... Et c'est bien plus joli ! Quelle est donc cette magie ? Une petite réflexion s'impose ici